Quelques textes

Hannah ARENDT (1906-1975) Arrendt

"L'éducation est le point où se décide si nous aimons assez le monde pour en assumer la responsabilité et, de plus, le sauver de cette ruine qui serait inévitable sans ce renouvellement et sans cette arrivée de jeunes et de nouveaux venus. C'est également avec l'éducation que nous décidons si nous aimons assez nos enfants pour ne pas les rejeter de notre monde, ni les abandonner à eux-mêmes, ni leur enlever leur chance d'entreprendre quelque chose de neuf, quelque chose que nous n'avions pas prévu, mais les préparer d'avance à la tâche de renouveler un monde commun."

Extrait de « La crise de l’éducation » dans La crise de la culture, traduction Chantal Vezin, p.237, Folio essais n°113

SIMONE WEIL (1909-1943) Weil

"Bien qu'aujourd'hui on semble l'ignorer, la formation de la faculté d'attention est le but véritable et presque l'unique intérêt des études. La plupart des exercices scolaires ont aussi un certain intérêt intrinsèque ; mais cet intérêt est secondaire. Tous les exercices qui font vraiment appel au pouvoir d'attention sont intéressants au même titre et presque également. (...)

N'avoir ni don ni goût naturel pour la géométrie n'empêche pas la recherche d'un problème ou l'étude d'une démonstration de développer l'attention. C'est presque le contraire. C'est presque une circonstance favorable.

Même il importe peu qu'on réussisse à trouver la solution ou à saisir la démonstration, quoiqu'il faille vraiment s'efforcer d'y réussir. Jamais, en aucun cas, aucun effort d'attention véritable n'est perdu. Toujours il est pleinement efficace spirituellement, et par suite aussi, par surcroît, sur le plan inférieur de l'intelligence, car toute lumière spirituelle éclaire l'intelligence.

Si on cherche avec une véritable attention la solution d'un problème de géométrie et si, au bout d'une heure, on n'est pas plus avancé qu'en commençant, on a néanmoins avancé, durant chaque minute de cette heure, dans une autre dimension plus mystérieuse. Sans qu'on le sente, sans qu'on le sache, cet effort en apparence stérile et sans fruit a mis plus de lumière dans l'âme. Le fruit se retrouvera un jour, plus tard, dans la prière. Il se retrouvera sans doute aussi par surcroît dans un domaine quelconque de l'intelligence, peut-être tout à fait étranger à la mathématique. Peut-être un jour celui qui a donné cet effort inefficace sera-t-il capable de saisir plus directement, à cause de cet effort, la beauté d'un vers de Racine. Mais que le fruit de cet effort doive se retrouver dans la prière, cela est certain, cela ne fait aucun doute."

Extrait de "Attente de Dieu".

 

JACQUELINE DE ROMILLY (1913-2010) Romilly

"Je voudrais placer en tête [des principes éducatifs] la maîtrise même de notre langue. C'est un fait que les exigences en ce domaine ont été depuis bien des années amoindries, et le souci d'une langue correcte paraît un luxe vain. Pourtant, toute la vie et même les réussites matérielles les plus simples dépendent de la facilité que l'on a à exprimer clairement et correctement sa pensée, à comprendre celle des autres et à éviter ainsi le malentendu. Cela commence avec le premier entretien pour obtenir un emploi, cela continue avec la défense de n'importe quel projet parmi ses égaux, soit dans le cadre de son activité professionnelle, soit dans le domaine de la politique. Et cela trouve un achèvement dans le maniement même d'une pensée personnelle, utile à tous. Mais il y a plus : l'incapacité à s'exprimer ou à comprendre l'autre de façon correcte et complète a des conséquences bien connues : c'est le recours à la violence ! Parce que l'on ne trouve pas ses mots, on en vient aux coups ! Et parce que l'on ne comprend pas la thèse des adversaires, on s'entête en vaines querelles. Un vrai maniement de la langue française n'est donc pas un luxe plus ou moins périmé, mais le meilleur et le plus nécessaire moyen qui existe pour aboutir à un vrai progrès dans le domaine moral de l'individu et dans la vie collective à laquelle il participe."

ENSEIGNEMENT ET ÉDUCATION, par Jacqueline de ROMILLY, de l’Académie française

 

Saint JEAN-PAUL II (1920-2005)

« Il n’y a pas de doute que le fait culturel premier et fondamental est l’homme spirituellement mûr, c’est-à-dire l’homme pleinement éduqué, l’homme capable de s’éduquer lui-même et d’éduquer les autres (…) Dans l’ensemble du processus de l’éducation, de l’éducation scolaire en particulier, un déplacement unilatéral vers l’instruction au sens étroit du mot n’est-il pas intervenu?

Si l’on considère les proportions prises par ce phénomène, ainsi que l’accroissement systématique de l’instruction qui se réfère uniquement à ce que possède l’homme, n’est-ce pas l’homme lui-même qui se trouve de plus en plus obscurci ? Cela entraîne alors une véritable aliénation de l’éducation : au lieu d’œuvrer en faveur de ce que l’homme doit « être », elle travaille uniquement en faveur de ce dont l’homme peut se prévaloir dans le domaine de l’« avoir », de la « possession ».

L’étape ultérieure de cette aliénation est d’habituer l’homme, en le privant de sa propre subjectivité, à être objet de manipulations multiples : les manipulations idéologiques ou politiques qui se font à travers l’opinion publique ; celles qui s’opèrent à travers le monopole ou le contrôle, par les forces économiques ou par les puissances politiques, des moyens de communication sociale ; la manipulation, enfin, qui consiste à enseigner la vie en tant que manipulation spécifique de soi-même.

Il semble que de tels dangers en matière d’éducation menacent surtout les sociétés à civilisation technique plus développée. Ces sociétés se trouvent devant la crise spécifique de l’homme qui consiste en un manque croissant de confiance à l’égard de sa propre humanité, de la signification du fait d’être homme, et de l’affirmation et de la joie qui en dérivent et qui sont source de création.

La civilisation contemporaine tente d’imposer à l’homme une série d’impératifs apparents, que ses porte-parole justifient par le recours au principe du développement et du progrès. Ainsi, par exemple, à la place du respect de la vie, « l’impératif » de se débarrasser de la vie et de la détruire ; à la place de l’amour qui est communion responsable des personnes, « l’impératif » du maximum de jouissance sexuelle en dehors de tout sens de la responsabilité ; à la place du primat de la vérité dans les actions, le « primat » du comportement en vogue, du subjectif, et du succès immédiat.
En tout cela s’exprime indirectement une grande renonciation systématique à la saine ambition qu’est l’ambition d’être homme. N’ayons pas d’illusions : le système formé sur la base de ces faux impératifs, de ces renoncements fondamentaux, peut déterminer l’avenir de l’homme et l’avenir de la culture. »

Discours du Pape Jean-Paul II  à l'Organisation des Nations Unies pour l'Education, la Science et la Culture (UNESCO), Paris, 2 juin 1980

Madeleine DANIELOU (1880-1956)

"Croire en la vie de l’esprit, c’est croire qu’en tout homme, quel que soit le poids des conditionnements, il existe une grande aptitude à discerner la vérité et à la préférer, à s’engager et à aimer, à comprendre et à créer…"

“Il faudrait fonder des collèges où les valeurs chrétiennes et les valeurs intellectuelles soient unies.”

(citation trouvée ici)

 

Marguerite LENA (née en 1939) Lena

"Les ouvreurs d’avenir, ce sont tous ceux qui appellent et suscitent la capacité de penser par soi-même, de discerner selon le bien et le juste, de créer et d’aimer. Notre fondatrice, Madeleine Daniélou, a inventé un beau nom pour les désigner : ils sont des « éducateurs selon l’esprit ». L’Église a la grâce de pouvoir mettre une majuscule à ce mot « esprit » : elle est appelée pour sa part à former des « éducateurs selon l’Esprit ». Nous en avons tous besoin aujourd’hui !"

Entretien avec Marguerite Léna, consulteur du dicastère pour la culture - Zenit.org, 7 juillet 2014 (lien)

 

Laurent LAFFORGUE, agrégé de mathématiques, membre de l'Académie de Sciences, médaille Fields 2002.

"Dans les débats qui ont suivi ma démission du Haut Conseil de l'Éducation, un slogan constamment brandi par ceux qui s'efforçaient de déconsidérer ma position à propos de l'école a consisté à la qualifier de “réactionnaire”, “ultra-conservatrice” ou “ultra-libérale”. Je voudrais répondre à cette accusation. Premièrement, je ne dirai pas quelles sont mes opinions politiques, à supposer que j'en aie de bien arrêtées. Depuis dix-huit mois que j'ai commencé à m'intéresser sérieusement à la situation de l'école dans notre pays et que j'ai été en contact quotidien avec beaucoup de personnes investies comme moi dans la défense de l'instruction, il n'a jamais paru nécessaire ni à ces personnes ni à moi d'évoquer une seule fois nos opinions politiques respectives.

A fortiori, je n'ai pas à en rendre compte devant des gens pour qui cette accusation de “réactionnaire” est le seul argument dont ils disposent pour essayer d'impressionner les naïfs et de détourner le débat de son objet : l'état dans lequel ils ont mis notre système éducatif et la nécessité de rompre avec leurs théories fumeuses et leurs pratiques si nous voulons sauver et redresser notre école.

Je crois d'ailleurs que si nous autres défenseurs de l'école mettons de côté nos opinions politiques, ce n'est pas seulement par souci de ne pas gaspiller nos énergies dans des luttes fratricides. C'est encore moins une erreur, celle qui consisterait à ne pas traiter politiquement une question éminemment politique. Au contraire, la réserve que nous observons naturellement est pour nous une façon de respecter la nature profonde de l'école comme école de la liberté.

En effet, c'est certainement sous le patronage de la liberté de penser, de créer et d'agir que nous plaçons l'école, une liberté qui n'est pas donnée mais dont il s'agit de conférer les moyens aux élèves. Nous voulons par exemple que l'école rende les élèves capables de réfléchir par eux-mêmes, d'exercer leur esprit critique et de développer leurs propres idées, et nous savons qu'il n'existe pour cela qu'un seul chemin : celui de la maîtrise du langage sans laquelle non seulement l'expression de la pensée mais même sa formation sont impossibles, et celui des nourritures de l'esprit que fournit la grande culture léguée par les siècles, particulièrement la culture générale littéraire qui donne à la réflexion ses aliments, ses repères et ses matériaux à partir desquels elle peut se construire et s'élaborer.

Cela signifie qu'il ne peut être question pour nous que l'école soit un lieu qui inculquerait aux élèves nos propres opinions, aussi bonnes et émancipatrices qu'elles pourraient nous paraître. Celles-ci, que nous avons légitimement comme citoyens, doivent s'effacer quand nous pensons aux élèves, et même nous attendons de l'école qu'elle donne aux élèves les moyens de penser éventuellement contre nous, de développer des formes de réflexions qui peut-être nous choqueront beaucoup ou que nous n'aurions pas pu imaginer.

Un fondateur ou un professeur d'une école de la liberté sait qu'il a bien fait son travail le jour où il voit certains des anciens élèves de cette école devenus adultes s'opposer à lui avec tout l'arsenal de la raison, du langage et de la culture qu'il leur a patiemment inculqué au fil des longues années d'apprentissage. Bien sûr, la révolte n'est pas une nécessité sans quoi elle ne serait pas libre, on peut être un esprit libre et fidèle, mais il reste qu'une école de la liberté se reconnaît à ce qu'elle donne tous les moyens de se révolter plus tard contre elle.

Ayant ce critère en tête, on peut d'ailleurs reconnaître dans l'Histoire que certaines écoles où les élèves étaient soumis à de grandes et lourdes contraintes et n'avaient pas le droit d'exprimer des opinions divergentes sur certains sujets essentiels, ont été néanmoins en un sens plus profond des écoles de la liberté, simplement parce que l'enseignement qu'elles dispensaient était sérieux, solide et approfondi et qu'il conférait aux élèves toutes les ressources du langage et de la réflexion. Ainsi en a-t-il été des meilleurs collèges jésuites qui, par exemple, ont permis Voltaire : le moins qu'on puisse dire est que les “bons Pères”, comme il les appelait ironiquement, avaient appris au jeune François Marie Arouet à parler et à écrire ! Ainsi en a-t-il été également de la meilleure partie du système d'enseignement soviétique. Et ainsi en a-t-il été de notre école républicaine telle qu'elle a perduré jusqu'aux années 60 : je dirais même qu'elle a été une école de la liberté plus qu'aucune autre puisque, malgré son patriotisme obligé et ses teintes de moralisme et de positivisme, elle n'exerçait pas sur les élèves un contrôle bien tyrannique : elle se faisait scrupule de respecter la liberté de conscience de chacun et n'exigeait finalement que la discipline nécessaire à l'étude, en même temps qu'elle dispensait à tous une instruction de grande qualité, donnait vite la maîtrise du langage et ouvrait à beaucoup les portes de la culture et de la science. Elle a permis dès ses débuts à des enfants du peuple comme Charles Péguy ou Albert Camus d'accéder à la plus haute culture, elle a su intégrer les enfants d'immigrés de ces époques – une capacité largement perdue de nos jours où pourtant elle serait bien nécessaire – et elle a connu un long processus de démocratisation authentique, c'est-à-dire sans baisse du niveau des diplômes, qui ne s'est interrompu qu'à partir du moment où la démocratisation est devenue un slogan.

Je crains que l'école que nous avons aujourd'hui, après tant de politiques prétendument émancipatrices, ne soit presque plus du tout une école de la liberté. Elle produit des générations d'étudiants bien gentils et très ignorants, aussi incapables d'écrire un livre que de fonder une entreprise ou de faire une révolution.

La liberté est toujours un risque ; notre école ne le prend plus. Nous, les défenseurs de l'école, par delà notre diversité, que nous soyons d'extrême-gauche, conservateurs ou quelque part entre les deux, voudrions qu'à nouveau elle prenne ce risque.

Il n'y a donc pas lieu d'évoquer nos opinions politiques quand on parle de l'école. Ou plutôt, le véritable choix politique est celui de la qualité de l'enseignement et celui de l'étendue et de la profondeur des connaissances que nous voulons transmettre.

Il m'est arrivé en revanche de faire état dans un article de la “Gazette des Mathématiciens” de ma foi chrétienne en relation avec mon engagement militant au service de la cause de l'instruction et de la culture. Je l'ai fait pour les raisons que j'ai indiquées dans cet article : On m'avait demandé le pourquoi de mon engagement et ma foi chrétienne en fait certainement partie. De plus, les diverses traditions religieuses sont à l'origine historique de toutes les cultures du monde, et la tradition catholique particulièrement a été l'une des principales matrices de la culture européenne, l'a constamment irriguée et a été un acteur majeur de l'éducation en Europe jusqu'à nos jours. Comme il m'arrive parfois de désespérer devant l'état de l'éducation dans notre pays et son évolution que rien ne semble pouvoir arrêter, j'ai imaginé que l'Église catholique pourrait jouer un rôle de refondation de l'éducation et de la culture, à condition de s'appuyer sur sa foi et sur sa tradition. Plus spécifiquement, je pense que la réconciliation de l'Église avec le peuple juif et le judaïsme – réconciliation qui passe par la reconnaissance des fautes historiques des chrétiens vis-à-vis des juifs – est un événement d'une portée immense, plus important que la chute du mur de Berlin et ses suites, et j'attends que cet événement produise pour le monde de grandes conséquences. L'une de ces conséquences pourrait être à mon idée que les chrétiens redécouvrent la pleine valeur spirituelle de l'étude et de la créativité qui occupe une place centrale dans la tradition juive. Si cela se produisait, l'éducation et la plus haute culture connaîtraient un nouveau printemps dans tous les pays que le christianisme continue à travailler. Telle est mon espérance."

Défense de l'école et politique (http://www.ihes.fr/~lafforgue/)

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 08/08/2022